samedi 17 mars 2012

Musique pour un double tableau

L'Orphée d'Amsterdam
d'après une gravure de Joan Muller - 1624
voir l'original sur Gallica-BNF

Le tableau
C'est un tableau d'Emanuel de Witte, un peintre qui vécut à Amsterdam et dont l'œuvre se situe en plein « Âge d’or hollandais ».

Alors que ses pairs font des scènes de genre, des portraits, des natures mortes ou des paysages, Emanuel de Witte se spécialise dans les intérieurs d'églises.

Intérieur de la Oude Kerk d'Amsterdam pendant un office
Emanuel de Witte - 1678
Collection Kremer, La Hague (notice et zoom)

En dehors de ses intérieurs d'églises, de Witte a peint quelques intérieurs domestiques. Très peu à vrai dire : un bel intérieur de cuisine et un portrait de famille.

Des peintures auxquelles s'ajoute, l'Intérieur avec une femme jouant de l’épinette du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Un tableau dont il a été beaucoup question lors de la sortie en librairie du roman de Gaëlle Josse Les Heures silencieuses.

Intérieur avec une femme jouant de l’épinette
Emanuel de Witte - vers 1667
Musée des Beaux-Arts de Montréal (notice)

Ce tableau possède un jumeau, conservé au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam.

Intérieur avec une femme au virginal
Emanuel de Witte - vers 1665
Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam (notice)

Comme souvent chez les jumeaux humains, les deux tableaux comportent quelques petites différences, que votre don d'observation va bien vite repérer. En dehors de la double tache de lumière sur la porte, la principale différence réside dans la manière dont est peint l'homme à demi allongé dans le lit, à l'écoute de la mélodie jouée par la musicienne, sa femme ou sa fille probablement.

L'homme alité
détail du tableau de Rotterdam
(cliquez sur la photo pour l'agrandir)
La porte
détail du tableau de Rotterdam
(cliquez pour agrandir)


















Ainsi que le mentionnent les notices des musées,  de Rotterdam comme de Montréal, l'homme alité, la tête appuyée sur une main pour mieux écouter la musique du virginal, est vraisemblablement souffrant. 

Maladie, blessure, ou simple mélancolie ? L'épée posée contre la chaise supportant ses vêtements suggère une blessure. Cependant, le  bras replié pour soutenir la tête est une attitude typiquement mélancolique...


Intérieur avec une femme jouant du virginal
Emanuel de Witte - vers 1667
MBA de Montréal (photo de Marie-Josée)


Marie-Josée, à qui je dédie ce billet, a récemment cité ce tableau parmi les choses qu'elle affectionne particulièrement. Elle est allée le photographier en détails au musée des Beaux-Arts de Montréal,  afin que nous puissions mieux l'examiner, un grand merci à elle.


L'homme alité
(détail du tableau de Montréal)
Notice apposée à côté du tableau
Musée des Beaux-Arts de Montréal
cliquez pour agrandir

















Une fois n'est pas coutume, ce tableau hollandais ne recèle pas de mystère. Les pantoufles sont à leur place, sagement rangées sous la chaise. La servante, qui manie le balai dans la pièce du fond, ne symbolise rien d'autre que l'obsession de la propreté dans les intérieurs hollandais. Le chien, sommeillant tranquillement à côté du lit de son maître, incarne l'harmonie qui règne au sein de ce foyer.

La musique est au cœur du tableau. 
Le jeu d'ombre et de lumière alternant sur le sol de la pièce
évoque les touches noirs et blanches du clavier.


La musique
Certain(e)s d'entre vous auront peut-être noté la différence de titre entre les deux versions du tableau. Sa reproduction sur le site du musée de Montréal parle d'une "épinette", alors que la notice exposée avec le tableau (voir photo ci-dessus) ainsi que celle du site du musée de Rotterdam emploient le terme "virginal".

À la lecture de l'article "épinette", on apprend qu'au XVIIe siècle, les mots « épinette » et « clavecin » sont à peu près synonymes, et qu'à la même époque aux Pays-Bas, c'est le terme « virginal » qui était employé.
Or, il existe un instrument  hollandais très semblable au virginal, c'est le muselaar. Mais contrairement au virginal, dont le clavier est sur la gauche de l'instrument, le clavier du muselaar est à droite.

Vermeer a représenté au moins deux joueuses de muselaar

Une jeune femme assise au virginal
Johannes Vermeer - 1670-72
National Gallery (notice)

Une jeune femme assise au virginal
Johannes Vermeer - 1670-72
collection privée (toile exposée au Met en 2009)

Concernant le tableau d'Emmanuel de Witte, je me suis demandée si la musicienne est en train de jouer sur un virginal, ou sur un muselaar. Difficile de dire s'il s'agit de l'un ou de l'autre, néanmoins je penche pour le muselaar. Bien qu'elle soit légèrement décalée sur la gauche, on aperçoit le renfoncement du clavier à droite de la femme assise devant l'instrument.

Ensuite, je me suis interrogée sur la partition que la musicienne devait avoir devant les yeux. Et j'ai recherché quels étaient les compositeurs hollandais à l'époque où Emanuel de Witte a peint ces deux tableaux. La question a été vite résolue : il n'y en a qu'un ! et c'est le plus grand compositeur qu'ait jamais portée la terre hollandaise. Ses contemporains l'avaient surnommé L'Orphée d'Amsterdam.

Portrait de Jan Pieterszoon Sweelinck
Gerrit Pieterszoon Sweelink - 1606
(le peintre est le jeune frère du musicien)
Gemeentemuseum Den Haag, La Haye

Jan Pieterszoon Sweelinck était un compositeur et un improvisateur de génie, tant à l'orgue qu'au clavecin. Son père était l'organiste titulaire de la Oude Kerk (vieille église) d'Amsterdam (celle-là même qu'Emanuel de Witte a maintes fois peinte dans son œuvre et dont l'une des représentations figure au début de ma note). Le jeune Sweelinck n'avait que quinze ans quand son père mourut en 1577 et qu'il prit sa suite à l'orgue de la Oude Kerk, dont il resta le titulaire durant quarante-quatre ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort en 1621. 

Pour moi c'est à peu près certain, la joueuse de virginal (ou plutôt de muselaar) d'Emanuel de Witte, interprète un morceau de Jan Pieterszoon Sweelinck. Peut-être celui-là...



...à moins que ce ne soit celui-ci, joué sur un virginal, dont le son est bien plus doux que celui du clavecin



ou encore cet autre :



Bonne écoute et bonne fin de semaine à toutes et à tous


©VesperTilia, échos-de-mon-grenier 2012

16 commentaires :

  1. Passionné d'instruments de musique , c'est avec bonheur que je me régal sur cette note et celle d'avant !

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  2. On baigne dans la culture, chez toi, Tilia. Que c'est intéressant tout ça. J'adore le son du clavecin.
    En général, je ne suis pas trop fan de la peinture hollandaise, mais je dois dire que le tableau de l'intérieur avec la femme qui joue et le monsieur qui écoute a une perspective incroyable. J'aime la femme qui ménage dans le fond et le chien qui roupille.
    Merci pour ce beau moment de lecture et d'écoute.
    Bon week-end à toit aussi !

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  3. je suis le contraire de claude..de la peinture hollandaise,je suis une passionné.. mais le clavecin...
    voilà un billet pour tous les goûts.. merci

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  4. Un week-end musical, virginal aidant. Au grè des notes, comparer les versions de tableaux. Pas de fautes notes, pas d'erreurs. Tout est parfait.

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  5. Que j'aime la lumière dans le tableau de De Witte. Et la perspective des plans différents...
    Je suis à votre écoute coûte que coûte, Tilia!

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  6. Wouaouh ! Je suis à chaque fois transportée par tes billets, mais les détails foisonnant sur celui-ci c'est fantastique ! Bravo et merci Tilia et merci Marie Josée aussi.
    J'ignorais que ce talbeau se trouvait à Montréal et surtou qu'il avait un jumeau !
    Je vais revenir un peu plus tars ce soir pour bien tout assimiler, tes billets sont si riches, on a grand plaisir à revenir et à prendre son temps.
    Belle fin d'après midi Tilia !
    Bisous
    B

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  7. Quand je m'en vais à regret de la lecture de ton blog, je pense avoir pris une certaine dose de culture!! Comme tu sais m'intéresser à la peinture et aujourd'hui à la musique !
    C'est William Christie qui m'a appris à aimer le clavecin...
    Quand à la peinture hollandaise, nous avons la chance à Caen d'en avoir une belle collection...
    Merci et très bon dimanche à toi !

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  8. Re-coucou Tilia !
    La pespective de ce tableau est si captivante que l'on regarde le première plan après s'être focalisé sur l'enfilade des pièces et le personnage du fond. Enfin c'est ce qu'il se passe chez moi à chaque fois que je le vois, merci de m'avoir ramenée devant lol je survole toujours l'action de la première pièce, hormis la claveciniste.

    Le virginal possède un son plus doux effectivement. J'ai pris plaisir à écouter tes vidéos, merci pour ce moment très mélodieux, je vais revenir...avec le plus grand plaisir ! lol

    Désolée pour les fautes de frappe de mon premier post, mon curseur se repositionnait systhématiquement au début des lignes... Cela semble lui être passé.
    Bonne soirée Tilia et bon dimanche !
    Bisous
    Nathanaëlle

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  9. Merci Tilia, j´ai aimé ton esprit qui vagabonde et nous fait découvrir tout ce monde en passant de la peinture à la musique.
    Merci aussi à Marie-Josée pour cette recherche.

    J´adore ce tableau d´Emmanuel de Witte découvert sur le blog de Marie-Josée.

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  10. Ce que je retiens de ton billet, outre qu'il soit comme d'habitude excellemment documenté, est le travail d'équipe avec Marie-Josée qui est allée photographier in-situ tous les détails du tableau, de l'épée en passant par les chaussons : je ne les aurais peut-être pas remarqués !
    Décidément, tu as l'art de "décortiquer" un tableau pour nous le faire savourer, le tout en musique : merci !

    Biseeeeeeeees de Christineeeeeeeeee

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  11. Merci pour cette double découverte et cette plongée dans l'âge d'or hollandais. Il semble que l'épinette et le virginal soient des instruments "positifs" à contrario du clavecin. L'épinette a une version populaire. Heureusement que tu nous as donné des détails des tableaux, c'est difficile d'entrevoir l'homme couché.

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  12. J'aime énormément la peinture hollandaise de l'âge d'or, aussi c'est avec un grand plaisir que j'ai lu ton article! J'ai appris beaucoup aussi sur la musique et les instruments! Merci Tilia pour ce beau billet!

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  13. L'âge d'or hollandais, que des surprises et pourtant ici on est loin de la peinture contemporaine "non-accessible" à tous. J'ignorais à mon tour le jumeau caché et pourtant tellement authentique. Une belle balade "détaillée" en tout cas.

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  14. Bonjour Tilia,

    Merci, tout d'abord, de vos remerciements! Vous m'avez un peu «contaminée» avec votre passion pour la recherche et je suis très heureuse d'avoir pu participer, de loin, à l'élaboration de votre travail.

    Je suis d'accord avec vous au sujet du son plus doux du virginal, mais après avoir consulté Wikipédia pour regarder le mécanisme du clavecin, je ne comprends pas pourquoi, car le système de cordes «pincées» ou «accrochées» au passage est le même. J'ai d'ailleurs eu le plaisir de jouer sur une petite épinette que possédait mon professeur de piano et j'en avais beaucoup apprécié le son. Comme je vois Colette ce vendredi pour un concert avec quelques-uns de ses élèves, je lui demanderai si elle peut nous éclairer.

    Quant à ce tableau, il recèle tout de même quelques mystères au sujet de son interprétation si nous nous arrêtons à la valeur symbolique attribuée à certains objets. Peut-être y reviendrez-vous.

    En terminant, permettez-moi de souligner à vos lecteurs que ma caméra est à leur disposition, si besoin est, puisque le Musée des beaux-arts de Montréal permet intelligemment la photographie sans flash. La grève de mes étudiants se poursuivant en ce moment, j'ai quelque disponibilité.

    Au plaisir, donc, de collaborer à nouveau à votre passion!

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  15. L'éclairage latéral est merveilleux, il vient de la disposition des pièces avec une exposition unique, la circulation se faisant en les traversant (comme l'appartement de Victor Hugo place des Vosges). Finalement il n'y a pas d'intimité. Pas de pièce vraiment attitrée pour une activité : repos ou musique. La perspective donne vraiment une impression de distance et de profondeur.
    A propos de doubles tableaux, je suis allée voir l'exposition "Matisse Paires et Séries" au Centre Pompidou. Des faux jumeaux qui seraient nés après congélation des embryons....
    :)))))))))))

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  16. @ À TOUT LE MONDE

    Tout d'abord je demande pardon à mes fidèles lectrices et lecteurs pour cette réponse tardive. Ensuite je leur adresse un grand merci pour leurs commentaires. Ils sont tous aussi sympathiques et intéressants les uns que les autres.
    C'est un plaisir pour moi de lire vos appréciations et d'y découvrir vos manières de voir et entendre la musique de ce tableau.

    Pour la question de son interprétation, je sais que les critiques d'art se plaisent à décrypter les nombreux symboles que recèlent les scènes de genre de la peinture hollandaise du siècle d'or.
    Néanmoins, Intérieur avec une femme jouant du virginal est sans doute la seule scène de genre qu'Emanuel de Witte ait peinte. Ce qui, à mon humble avis, place ce tableau vraiment en marge des autres scènes du même type.

    Pour moi, le but d'Emanuel de Witte était simplement de représenter la musique en peinture. Une tentative osée, mais compréhensible de sa part, d'autant plus que Witte était avant tout un peintre d'églises et qu'à son époque les églises servaient de salles de concert.

    Pour les questions techniques concernant les clavecins, je n'ai pas assez de connaissances en la matière. Marie-Josée, avec toute la gentillesse qui la caractérise, m'annonce qu'elle part à la chasse aux informations, j'espère qu'elle nous en ramènera une pleine musette et je l'en remercie par avance.

    Il se peut que je publie d'ici l'été prochain un billet sur les peintres d'églises, des hollandais pour la plupart. En attendant, je vous souhaite à toutes et à tous, un très beau Printemps :)

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