Plus de trois mois après le lancement de ce blog, il est temps pour moi d'expliciter un peu son titre et ce qui s'y rattache.
Mon grenier, c'est celui de la maison de mon enfance.
Une maison ordinaire vue de l'extérieur... mais spéciale à l'intérieur.
Je pense faire prochainement un ou deux billets sur cette maison qui compte énormément dans mon imaginaire.
Enfant tardive, un frère et une soeur beaucoup plus âgés que moi la dernière née, j'ai eu une enfance solitaire, donc très propice à la rêverie.
C'est dans ce que mes parents appelaient le "grenier" que je passais le plus clair de mon temps... quand je n'étais pas perchée dans le tilleul du jardin, très occupée à rêver d'une autre vie !
Dans "Qui suis-je ?" (en haut de la colonne de gauche), on peut lire
"Je rêve, donc je suis". Rien de plus vrai.
J'ai toujours beaucoup rêvé pendant mon sommeil.
Dans le plus ancien de mes rêves dont je me souviens (à l'époque je dormais encore dans mon petit lit d'enfant) je m'avançais vers un large escalier, semblable à ceux des grandes bouches du métro parisien. En descendant les marches, on apercevait une vaste galerie souterraine brillamment éclairée, où toutes sortes de carrousels et de manèges tournaient en musique. Une vision féérique, pleine de couleurs, de formes et de sons agréables... brusquement interrompue par la sonnerie du réveil de mon père !
Dans le domaine du rêve, tout est subjectif.
Mais le domaine de mes rêves trouve un écho particulièrement fidèle dans les tableaux d'un peintre et le livre d'un écrivain, tous deux contemporains.
Le peintre qui pour moi représente le mieux le monde de mes rêves s'appelle
Marc Halingre.
tableau de Marc Halingre
L'écrivain qui décrit vraiment le phénomène du rêve tel que je le vis chaque nuit, c'est J.M.G. Le Clézio dans "L'inconnu sur la terre".
Après avoir lu ce qu'écrit Le Clézio ci-dessous, vous qui passez ici, dites-moi si pour vous aussi ce texte correspond bien à la manière dont vous ressentez vos propres rêves nocturnes.
On est pour la moitié celui qu'on est dans ses rêves.
Toutes les villes inconnues, les grands espaces, les forêts, les montagnes, les prairies, les cavernes, tous les paysages sans fin où on est entré une fois, où on a vécu, comme cela, facilement, sans bouger, en dormant. Pays, villes inoubliables et belles, parfois plus réelles que celles où l'on a vécu les yeux ouverts. Pays étrangers vraiment, étrangers à la terre, étrangers à la vie, où régnait un autre soleil, une autre lumière, où l'on respirait un autre air, où l'on buvait une autre eau. Ils nous ont laissé leur marque, ils ont façonné notre corps, ils ont fatigué notre cœur, et nous ne pouvons pas les ignorer. Nous y avons vécu, vraiment, entièrement. Ils n'étaient pas réels, mais ils n'étaient pas imaginaires non plus. (...)
Chaque jour, quand nous nous éveillons, c'est comme si la lumière du soleil voilait nos yeux et nous aveuglait. Nous cessons de voir ces pays, d'entendre ces paroles. Pourtant ils ne sont pas loin, ils agissent encore au fond de nous-mêmes. Ce ne sont pas des lieux qu'on peut rejoindre les yeux ouverts. La mémoire ne peut les restituer. Il y a trop de détails, trop d'action pour qu'on puisse les retrouver. (...)
Ce qui vient vers nous, traversant la barrière qui sépare le sommeil de la veille, ce ne sont que bribes, miettes, parcelles méconnaissables. (...) Flux interrompu, saccadé, comme un film qu'on arrêterait, qu'on embrouillerait. L'esprit accommode mal, et les plans sont visibles les uns après les autres, sans relation entre eux. Des rêves? Est-ce que, cela est ainsi ? La nuit terminée, il ne reste plus rien que ces éclairs, qui brillent encore vaguement dans le lointain, comme les feux d'un orage qui s'en va.
Mais ce qui reste surtout, ce qui étonne, c'est la profonde impression de réalité de ce qu'on a vécu durant la nuit. C'est la force et la logique de ce temps. Il s'est bien passé quelque chose. Nous avons été là, vraiment là, et notre aventure dans cet autre monde a eu autant d'importance pour nos nerfs, pour notre cerveau et pour notre cœur que l'existence à la lumière du jour.
Les livres qui parlent des rêves ne sont pas souvent satisfaisants. Ils sont le résultat de l'effort de l'homme éveillé, qui, dans le fond, se moque bien de l'homme qui dort. (...) Le sommeil n'est pas le souvenir de la veille, et la vie diurne n'est pas la fabrique des rêves.
Ce que je voudrais retrouver, c'est cet homme tout entier, cet homme plein de force et d'indépendance qui vit lorsque l'homme du jour ferme les yeux et s'endort. Parfois il me semble qu'il est proche. Je le sens en moi, et je sens autour de moi comme le frôlement des formes invisibles qui vivent du côté des rêves.
Grande ville au sommet d'une montagne : j'ai marché dans ses rues, je suis entré dans ses maisons, j'ai croisé la foule le son peuple. Routes sur lesquelles j'ai cheminé, le soleil brillait, brûlait, je sentais le vent, j'entendais le bruit de mes pas sur le sol. Était-ce un rêve ? (...)
Bien sûr, tout se passe dans la tête d'un dormeur. Mais pourquoi serait-ce seulement l'imaginaire ? Cet autre monde, il a peut-être des chemins que j'ignore. Il rejoint autre chose, il communique avec un autre espace, un autre temps. (...)
tableau de Marc Halingre
J'arrive, je franchis la porte, je glisse, je nage, je flotte, porté par un courant irrésistible. Je suis entraîné vers ce monde. C'est un appel très fort et mystérieux qui me vient de l'autre versant du rêel, et qui m'attire comme un chant. Je sens cela même au plus clair du jour, quand le soleil de midi brûle la terre et que bruissent les hommes et leurs machines, et que tout retentit et resplendit partout. (...) C'est mon regard interne qui est tourné vers ce monde, ce sont mes yeux internes qui le voient. (...)
Monde interne, monde inné, dont l'immensité est celle de l'univers ; en lui est le savoir, en lui l'origine du langage. Est-ce qu'il n'existait pas avant que les sens ne me le révèlent, comme la nuit existait avant le jour ? Je me souviens de lui comme d'une vie plus grande que ma propre vie. Je me souviens de lui, et quand je suis loin de sa lumière, j'essaie de retrouver son rythme, son langage, sa pensée. (...)
Là-bas sont écrites d'autres phrases, belles, inquiétantes, que je ne pourrai pas traduire. J'ai entendu des musiques qui m'ont fait frissonner, j'ai lu des poèmes qui m'ont ébloui comme la lumière de l'aurore. J'ai appris des secrets, des secrets divins qui rendaient clairs tous les dessins du monde. J'ai perçu des vérités telles qu'il ne pouvait plus rien y avoir d'incompréhensible sur la terre. Tout cela est venu facilement, sans que je le cherche ; au gré des courants de la nuit, tandis que l'enveloppe de mon corps immobile dormait. Qu'est-ce devenu? Qu'en ai-je fait? Mais l'autre homme, à l'abri dans son monde, garde ses secrets. Il sait qu'il détient la clé de son propre pouvoir, et il est libre.
Maintenant, je sais que j'ai cette science au fond de moi. Je sais que je ne dois pas essayer d'interpréter ce songe, ni même le raconter. La vie des profondeurs résiste mal au retour à la surface. Non, je dois seulement attendre, attendre que par miracle l'éclair illumine en même temps ces deux mondes étrangers. Cela viendra, ou ne viendra pas. Mais ce savoir est en moi, même s'il est aussi un secret.
extraits de "L'inconnu sur la terre" (p. 172 à 176) essai de J.M.G. Le Clézio, Gallimard 1978
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